Communer

« Les fictions, au XXIe siècle, ne sont plus des adjonctions au réel. Les multiples strates de fiction sont, aussi sûrement que les strates géologiques d’une falaise forment la falaise, ce qui compose le “réel”. Il n’y a pas de réel face ou à côté d’un fictionnel. Nous oscillons entre des fictions qui nous sédimentent et font de nous des agrégats d’histoires, de croyances, de récits, à l’intérieur desquels nous naissons, nous mourons. » Camille de Toledo

C’est ce premier trouble qui viendra guider les choix de ce sentier. La strate. La stratification. L’accumulation. La trace. La disparition. Le souvenir. L’imaginaire. Le raconté. Le mystifié. Le passé qui se diffuse dans le présent, comme le sable est ramené sur le bitume par le passage successif des baigneur.euse.s remontant de la plage.

C’est en tombant nez à nez avec un commun de village que la question de la stratification du temps qui passe et ses traces, ou leur absence dans le monde tangible, se pose. Les communs de villages sont ces lieux, édifices, qui étaient utilisés par tous les habitants : les fours, les battages, les lavoirs, les calvaires, les terres incultes laissées en pâture pour les bêtes… Le temps faisant, la propriété privée s’étant développée depuis la Révolution, les communs de villages ont peu à peu perdu leur fonction première, et secondaire. Le four ne fait plus cuire le pain, et il ne permet plus aux habitantes de se réunir.

« Rien n’est plus craint, n’est plus perçu comme excluant qu’un groupe féminin assemblé au lavoir ou au four. Les femmes ensemble parlent, critiquent, dénoncent, injurient, calomnient, tissent les histoires de famille, creusent les rivalités, et par là elles assurent toute la part des relations sociales qui passe par une parole violente et médisante dont elles semblent avoir le monopole. » Martine Segalen ¹

Car ce sentier est aussi à la recherche de ces femmes des hameaux, pour qui les communes étaient des lieux de sociabilisation. Ils représentaient des moments pour « communer ».

Le vignoble Nantais, et tous les anciens département de la Bretagne, ont cette particularité d’avoir laissé leurs communs de village à leurs habitant.e.s après la Révolution. Contrairement à d’autres régions, où la commune a eu main mise sur ces lieux. Malgré cet accès inaliénable aux communes, les destructions se sont succédées (guerre de Vendée, Second Guerre Mondiale …) et avec elles, les usages ont évolués : le four est individuel et dans chaque maison, le lavoir est devenu automatisé. Et pourtant ces lieux sont restés. Soit revendus aux mairies, soit utilisés par un habitant dont la maison se trouve dessus, soit laissés à l’abandon, soit entretenus mais moins utilisés. Ces « restes » de commun sont autant de marqueurs du temps qui passe et quand on les traverse il est facile de s’imaginer autant de gens qui les ont pratiqués, utilisés, usés…  

« Habiter tisse pour chaque lieu un patrimoine d’usages qui se lit dans les formes de présences, de gestes, de récits, de continuités, d’évolutions, mais aussi de disparitions. Il se lit aussi au quotidien, par un temps récursif et cyclique. Il se lit encore au travers des traces, de stigmates, tant physiques que mémorielles, qui comme des strates composent notre perception de toute situation, dessinent des héritages et ouvrent à des fictions. » Camille de Toledo

Alors se sentier propose de traverser le territoire autant que les imaginaires. Imaginaires construits par les dires, les lectures, les récits de famille, les traces dans la terre, les pierres, le « ce qui fut ». Les traces de ce qui était à un moment le présent, sont toujours là, dans un garage, au milieu d’un salon, dans les gestes effectués.

Le sentier se décompose en plusieurs parties, indépendantes, elles peuvent être faites en partie ou en totalité, à la suite ou espacées de quelques jours. Il se réparti entre différents hameaux du Landreau. Le choix de cette commune s’est fait par la présence de 82 communs de villages en son sein, d’après le dernier recensement. Les parties de ces sentiers content des histoires. Ils ne font que quelques kilomètres chacun, à l’échelle d’un hameau et de ses habitants.

Comme il me semble que tout le monde est friand de petites histoires, de comment les choses se sont faites et se racontent, le sentier serait plus pertinent s’il était parlé, conté. Même si ce sentier peut se commencer seul, le but est de le finir à plusieurs, en ramenant, ralliant des habitant.e.s recontré.e.s pendant votre parcours.  Ces dernier.ère.s pourront vous rejoindre pour vous surveiller, ou pour vous guider car ils ont une histoire à raconter sur le lieu, ou simplement pour suivre cet évènement exceptionnel et en apprendre plus sur leurs lieux de vie.

Comme dans ces petits villages, tout le monde se connaît, le visiteur est vite repéré. Surtout s’il traverse votre maison et s’arrête pour observer et se questionner. Ce sentier permet de poser des questions, d’apprendre histoires, d’être curieux et de changer de guide à chaque histoire racontée. Si les communs sont en effet des lieux, ce qui fait les communs, c’est bien le fait de « communer » qui crée leur particularité.

Je propose pour l’instant ce parcours :

Il commence au Bas Briacé, devant le calvaire avant de se continuer à travers maison. Le sentier passe en effet par des maisons se trouvant à la place de ce qui fut, à une période donnée, un commun de village non bâti. Il ne faut alors pas hésiter à chercher des pistes, chez les gens, de cette ancienne terre inculte. Peut-être sera-t-il possible de creuser dans leur jardin, s’ils vous l’autorisent. Mais à un moment, il sera temps de remonter, si les voisin.e.s sont curieux.ses, ielles vous auront rejoint et votre groupe sera plus conséquent. Le sentier remonte ensuite en direction de la marre communale, qu’il faudra traverser. Il sera possible de s’essuyer les pieds sur l’herbe à côté, en vous rappelant que l’herbe foulée était à une époque broutée.

A travers vignes, le sentier rejoindra la Bodinière, où sur une dynamique similaire, les communs seront traversés. La Bodinière possède un plan de terre inculte. Cela pourra être l’occasion de faire une pause et de discuter.

Elsa Foucault

¹ Martine Segalen, “Femme et pouvoir en milieu rural”, p120 dans : Sorcières : les femmes vivent, n°20, 1980. La nature assassinée. https://femenrev.persee.fr/doc/sorci_0339-0705_1980_num_20_1_4721

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